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22 juillet 2017 6 22 /07 /juillet /2017 23:20

Foxtrot
Charisma - 1972 - 51:20

Les nappes grandiloquentes de Mellotron sur lesquelles s'ouvre Foxtrot ne laissent guère de doute quant à la volonté de Genesis de frapper un grand coup avec ce quatrième album. L'introduction de «Watcher Of The Skies», qui marquera durablement l'esprit de tous ceux l'ayant entendue, est emblématique de l'envergure inédite prise par la musique du quintette avec cette œuvre qui est sans doute, qualitativement, la plus équilibrée de sa discographie, même si d'un point de vue formel elle est aussi l'une de celles ayant le plus mal vieilli.

Avec Foxtrot, Genesis devient véritablement une formation majeure, en ce sens qu'au-delà des aléas de son inspiration, il parvient constamment à insuffler à sa musique une «présence», cette qualité impalpable et indéfinissable qui est l'apanage des grands groupes, et produit immédiatement une forte impression sur l'auditeur. Cette force de conviction est particulièrement flagrante dans les séquences les plus denses et énergiques (le rythme répétitif obsédant de «Watcher Of The Skies», les développements à tiroirs de «Can-Utility And The Coastliners», et surtout la fameuse «Apocalypse In 9/8» qui clôt l'épique «Supper's Ready»), indubitablement nées des légendaires bœufs du trio Banks/Rutherford/Collins.

L'énergie communicative qui émane de Foxtrot doit vraisemblablement beaucoup à l'urgence dans laquelle Genesis dut le réaliser, entre deux tournées, sans avoir d'autre choix que celui de foncer, de croire coûte que coûte en ses compositions, malgré le manque de temps à sa disposition pour en peaufiner les arrangements. Si l'interprétation est sans conteste magistrale, le contenu purement musical n'est effectivement pas exempt de maladresses et de lourdeurs.

Les rythmiques complexes de «Watcher Of The Skies» ou «Get'Em Out By Friday», qui sont pour beaucoup dans l'impact de leurs séquences instrumentales, deviennent indigestes lorsque leur sont adjointes des parties vocales (on retrouvera ce problème plus tard avec «The Battle Of Epping Forest»). Quant aux transitions entre les différentes sous-sections de «Can-Utility And The Coastliners» ou «Supper's Ready», elles sont parfois brutales ou, en tout cas, pas aussi habilement négociées que celles de «The Musical Box».

Mais la densité du propos, infiniment supérieure à celle de Nursery Cryme, réclamait un travail de retouches trop conséquent pour que Genesis puisse s'en acquitter dans le temps bref qui lui était imparti.

Du point de vue de la composition, si Steve Hackett est toujours aussi discret (il se contente d'une courte pièce pour guitare acoustique, «Horizons», devenue depuis un passage obligé pour tout apprenti guitariste), en revanche Tony Banks s'affirme définitivement comme la principale force créative de Genesis. Son talent n'est jamais aussi éclatant que lorsqu'il est mis au service du groupe tout entier, c'est-à-dire dans les grandes envolées instrumentales, empreintes de grandeur symphonique, qui jalonnent l'album.

L'artisan de «Supper's Ready», c'est lui (si l'on excepte la parenthèse humoristique 'gabriélienne' de «Willow Farm»), de l'intimisme acoustique du début (qu'il composa en partie, à la guitare 12 cordes, trois ans plus tôt) à la puissance terrassante de l'envolée finale. Sans parler de «Watcher Of The Skies», collaboration étroite avec un Mike Rutherford désormais bien installé dans son rôle de bassiste, ou encore de «Time Table», dont Banks a écrit musique et textes mais qui reste sans doute la pièce la plus anodine de l'album.

Quant à l'aspect littéraire, il est en partie dans la lignée de celui de Nursery Cryme : science-fiction (les textes de «Watcher Of The Skies», influencés par Arthur C. Clarke, ont été inspirés à Banks et Rutherford par une tournée en Italie, pays dans lequel ils s'étaient sentis aussi étrangers que des extra-terrestres débarquant sur Terre...), mythologie (la brève allusion au mythe de Narcisse dans «Supper's Ready», dernière incursion de Gabriel sur ce terrain), et Moyen-Age («Time Table», et «Can-Utility And The Coastliners», dont le titre en forme de calembour grotesque est en fait une allusion au prince danois Canut le Grand, qui fut également roi d'Angleterre au XI° siècle lors des invasions scandinaves - petit rappel historique certainement pas inutile...).

Mais outre cette veine 'genesissienne' traditionnelle, le groupe aborde également, sous l'impulsion de Peter Gabriel, des territoires inédits.

Celui de la satire sociale contemporaine, d'abord avec «Get'Em Out By Friday», qui n'a rien perdu de son mordant trente ans plus tard : l'histoire d'un promoteur immobilier prêt à toutes les ignominies pour rafler le plus possible de livres sterling au mètre-carré habitable... Gabriel pousse cette logique capitaliste aux forts relents d'ultralibéralisme jusqu'à sa plus extrême inhumanité (la limitation légale de la taille humaine à 1m20, en 2012 !)... Voilà qui donne plus que jamais à réfléchir !

Mais c'est évidemment «Supper's Ready» qui constitue la pièce de résistance littéraire de Foxtrot. Peter Gabriel y développe une réflexion très personnelle sur le combat entre le bien et le mal, dans laquelle il projette son univers intime (le point de départ du morceau est une expérience paranormale qu'il dit avoir vécue en compagnie de sa femme Jill, et qui l'a profondément marqué), pour finalement multiplier, dans la séquence finale, les références bibliques.

Il convient de mettre à part l'interlude que constitue «Willow Farm» : il s'agit d'une vieille composition de Gabriel, insérée de manière assez incongrue au beau milieu de ce 'magnum opus', prétendument pour désamorcer le ton exagérément sérieux et solennel qu'a fini par prendre, à ce moment, le texte. Etait-ce une bonne idée ? Oui, répondront ceux qui estiment qu'elle contribue à l'originalité de l'ensemble. Non, rétorquerai-je pour ma part, car elle ote de fait une bonne part de sa crédibilité à ce qui la précède et la suit. Il y avait sans doute un moyen moins brutal et préjudiciable à l'unité de la pièce d'introduire cette dimension d'autodérision. Une fausse bonne idée, en somme...

Il est impossible d'appréhender la valeur ultime de Foxtrot sans prendre en compte la part d'innovation pure qu'il contient, et qui relativise considérablement les quelques faiblesses observées. En ce sens, on peut le rapprocher d'In The Court Of The Crimson King, aux côtés duquel il mérite de figurer au Panthéon des grandes oeuvres fondatrices du mouvement progressif : il s'en dégage une excitation presque palpable, celle qu'ont ressenti cinq jeunes musiciens à conquérir les territoires musicaux encore vierges d'un style en devenir...

Selling England By The Pound
Charisma - 1973 - 53:43

Lorsqu'il s'agit de désigner le meilleur album qu'ait jamais enregistré Genesis, Selling England By The Pound est généralement cité, et il est aisé de comprendre pourquoi. Certes, il ne possède pas l'homogénéité qualitative et l'inventivité fulgurante d'un Foxtrot, ni le caractère visionnaire et la profonde originalité de The Lamb Lies Down On Broadway. Ses qualités sont ailleurs, et avant tout dans sa quasi perfection formelle.

La production de John Burns, magnifique, n'a pas pris une ride, et la cohabitation des différents instruments est d'une harmonie proche de la perfection. Bref, Selling England By The Pound constitue un aboutissement (au niveau du contenant au moins; pour le contenu, c'est plus compliqué) dans le processus de maturation d'un style unique, et dans la fusion égalitaire et fructueuse de cinq personnalités désormais bien affirmées.

Pourtant, soyons clairs, pas plus que les autres albums de Genesis, Selling England By The Pound ne mérite le titre de chef-d'œuvre. C'est qu'il a malheureusement les défauts de ses qualités, à savoir une forte disparité qualitative qui tient justement à sa genèse plus démocratique.

Contrairement à Foxtrot, Selling England... put bénéficier d'un temps de préparation conséquent (deux mois), ce qui explique le soin extrême apporté à certains arrangements. Mais cette retraite à la campagne ne fut hélas pas aussi productive que prévu : si les quinze premiers jours virent la finalisation de «Firth Of Fifth» (à l'origine une chute de Foxtrot) et la composition du long instrumental «The Block» (qui devint par la suite «The Battle Of Epping Forest» avec l'adjonction du texte de Peter Gabriel), Genesis se trouva rapidement à cours d'inspiration, et peina terriblement jusqu'à la retrouver dans les tous derniers jours, durant lesquels «The Cinema Show» vit le jour.

Entre-temps, chacun avait composé dans son coin quelques bribes : Hackett l'instrumental «After The Ordeal» (finalisé avec l'aide de Rutherford), Gabriel ce qui deviendra l'introduction de «Dancing With The Moonlit Knight» et le long délire verbal de «The Battle Of Epping Forest» (inspiré par un article de journal sur un affrontement entre gangs rivaux de la banlieue londonienne), et le duo Rutherford/Collins la ballade «More Fool Me» chantée par ce dernier, il n'est pas étonnant de constater que ces morceaux constituent le ventre mou de l'album.

Oh, bien sûr, tout n'est pas si simple : l'introduction de «Dancing With The Moonlit Knight», d'abord a-cappella, puis s'enrichissant progressivement des différents instruments, est somptueuse, et la séquence instrumentale qui lui succède est d'un rare brio, mais leur enchaînement paraît artificiel, si bien que le morceau perd son souffle en cours de route, pour s'achever mollement dans une conclusion incongrue qui laisse l'auditeur sur sa faim.

Quant à «The Battle Of Epping Forest», sa trame musicale est sans aucun doute parmi ce que Genesis a produit de plus brillant et le texte est du Gabriel au sommet de son art (ses jeux de mots sont particulièrement gratinés, surtout chantés avec un accent écossais prononcé !), mais la réunion des deux donne une impression de trop-plein.

Pour l'anecdote, le groupe enregistra d'abord une version instrumentale, prévoyant quelques passages pour le chant; sur quoi Gabriel ajouta ses parties vocales partout, y compris sur des sections qui devaient rester instrumentales ! Une pratique qu'il réitéra l'année suivante sur The Lamb... Quant aux deux autres compositions, sans être mauvaises, elles n'en demeurent pas moins assez fades («More Fool Me» surtout) au milieu de pièces d'une toute autre consistance.

En procédant par élimination (laissons de côté l'accrocheur «I Know What I Like», premier titre «commercialement correct» de Genesis, d'un intérêt limité mais finalement plus efficace et consistant que nombre d'essais ultérieurs dans le même registre), on en vient rapidement à isoler deux morceaux qui sont les joyaux de Selling England By The Pound : «Firth Of Fifth» et «The Cinema Show».

Le premier inaugure la série des grandes fresques 'banksiennes' (les épisodes suivants auront pour titres «Mad Man Moon» et «One For The Vine»); le texte évoque une vallée dans laquelle coulent cinq rivières et s'attarde plus précisément sur l'embouchure («firth») de la cinquième («fifth») : le titre est un jeu de mots avec le Firth of Forth, nom de l'étendue d'eau qui borde Edimbourg, en Ecosse.

Mais peu importe en fait le texte (ce n'est pas le meilleur de Tony Banks), c'est avant tout la musique qui importe ici, et cette pièce épique multiplie des morceaux de bravoure, de l'introduction magistrale au piano seul (qui se distingue par l'utilisation de polyrythmes), dont le thème réutilisé plus tard dans un arrangement très différent, à l'interlude piano/flûte qui entraîne finalement l'auditeur, au fur et à mesure que l'instrumentation s'étoffe, dans un solo de guitare bouleversant d'Hackett, moment qui demeure inégalé dans la carrière du guitariste, et dont la force émotionnelle continue à inspirer de nombreux groupes.

Si «Firth Of Fifth» était basé sur l'utilisation du piano, en revanche «The Cinema Show» débute comme une chanson acoustique jouée aux guitares 12 cordes dans le style habituel du groupe. Les textes, cosignés par Banks et Rutherford, revisitent sur un mode humoristique la romance de Roméo et Juliette avant de prendre une tournure plus explicitement sexuelle en citant textuellement des extraits du poème de T.S. Elliot, «The Wasteland» consacré à la légende de Tirésias, devin qui eut le privilège de vivre successivement dans un corps d'homme et un corps de femme, pour arriver au constat que la femme prenait considérablement plus de plaisir dans l'acte sexuel que l'homme...

Au fur et à mesure des développements, le morceau gagne en densité pour déboucher sur une longue séquence instrumentale qui est elle aussi l'un des sommets de l'œuvre de Genesis. Comme souvent dans pareil cas, il s'agit du résultat de l'un des nombreux bœufs pratiqués à trois par Banks, Rutherford et Collins.

Le synthétiseur virevoltant de Tony Banks, d'abord prisonnier des joutes rythmiques de ses deux collègues, finit par s'en délivrer lors d'une envolée finale proprement renversante. On a du mal à comprendre (ou, pire, on ne comprend que trop bien...) pourquoi Peter Gabriel tenta de dissuader ses collègues d'inclure ce passage au morceau qu'il trouvait pour sa part très bon sous sa forme d'origine...

Ces deux pièces, parmi les toutes meilleures que le mouvement progressif ait jamais engendré, font assurément de Selling England By The Pound, malgré sa disparité qualitative, l'un des grands jalons de l'histoire de notre style musical. Car s'il est un album de Genesis qui a influencé, et continue de le faire, des dizaines de groupes de par le monde («Script For Jester's Tear» de Marillion aurait-il vu le jour s'il n'y avait eu, dix ans auparavant, «Dancing Wîth The Moonlit Knight» ?), c'est bien celui-ci...

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