Il pourra éventuellement se muer en silence poli, même pas désapprobateur. C’est, par exemple, le sort que l’on réserve, outre-Atlantique, à Chomsky. (C’est aussi le sort que Chomsky réserve, lui-même, outre-Atlantique, à ceux qui n’acceptent pas la version officielle des événements du onze septembre 2001. La violence symbolique a ses raisons que la raison ne connaît pas.) Le refus de laisser l’intéressé s’exprimer librement est devenu une pratique journalistique standard.
Avant même d’avoir pu terminer, ou commencer, sa première phrase, il doit faire face à une seconde question qui ignore trop souvent ce qui vient d’être esquissé (ou pas). Ou alors on somme le syndicaliste de reconnaître des voies de fait et de condamner l’éventuelle dérive de la manifestation [8]. La décontextualisation, l’ajout d’erreurs, la malveillance, la déraison, l’invention pure et simple, la calomnie, et le discours salade complètent la panoplie du parfait désinformateur.
« Fausse ignorance et froid mensonge [9] » peuvent toutefois ne pas suffire ; la condamnation violente et grossière par les collègues, les experts et les chiens de garde (de Nizan à Halimi), vient ensuite. Il s’agit ici, très prosaïquement, de satisfaire les appétits carnassiers d’une certaine frange de la population. Il faut un Mélenchon pour survivre à la répétition d’une telle épreuve.
Enfin, le retournement pur et simple du sens de l’action militante si, par extraordinaire, le système médiatique devait éprouver le besoin d’en parler, est remarquable. « Dans un monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux. [10] »
La conclusion est évidente : qu’il agisse ou non, qu’il s’explique ou non, qu’il présente ses excuses (!) ou non, le militant ne communiquera que son indigence à communiquer, c’est-à-dire sa non-maîtrise de sa propre image et de sa diffusion.
C’est la conséquence de l’extrême désagrégation du tissu social et de la fusion des (contre-)pouvoirs ; elle possède elle-même deux racines. D’une part, le conformisme se manifeste par l’infantilisation et l’indifférenciation des personnes, la dépolitisation des citoyens, et la standardisation des consommateurs, qui constituent autant de précieuses muselières pour paralyser les corps et amnésier les esprits.
Il faut être fou pour prétendre penser, c’est-à-dire critiquer, quoi ou qui que ce soit, dans une telle atmosphère. Il est, après tout, si commode d’être mineur. À la niche, les glapisseurs de Kant ! D’autre part, l’atomisme est décelable dans l’impuissance politique ressentie, à des degrés divers, par nos contemporains. Elle constitue à la fois le symptôme de la faillite de la démocratie représentative, et le prodrome du retour d’une gouvernance encore plus respectueuse des droits du capital.
L’humanité doit se cantonner dans la guerre de tous contre tous [11]. Au conformisme et à l’atomisme, qui hantent les sociétés industrielles depuis leur avènement, il faut ajouter la surveillance généralisée, et l’anxiété qu’elle nourrit sous prétexte de l’empêcher.
Quels sont les outils qui, en pratique, permettent de sceller le sort citoyen dans la démocratie de marché ? Dette, obsolescence et publicité sont instrumentales, surtout depuis la crise de 1972. Le tout premier outil politique d’uniformisation et d’atomisme est la publicité.
Il est du reste revendiqué comme tel par ses pionniers : « la manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions des masses constitue un élément important de la société démocratique [12] ». Ce n’est pas en vain qu’on parle de démocratie de marché. Un bref rappel historique est, ici aussi, éclairant.
La marchandise doit donc être pensée comme moyen de contrôle idéal. Pour ce faire, elle a été épaulée par la libération du crédit : en achetant à crédit, on consomme, par définition, ce qu’on ne peut pas se permettre et on s’enchaîne à la machine de production dont on attend qu’elle régurgite une partie de la plus-value du travail (ou ce qui en tient lieu) pour payer les intérêts du prêt.
Tout ceci a été théorisé par Debord et Bourdieu, et réinterprété par Dufour.
Le raccourci le plus saisissant qui peut être osé sur la Société du spectacle (1967) de Debord consiste à la rapporter à l’allégorie de la caverne : l’être s’y réduit à l’apparaître, et cet apparaître est machiné sans que l’on puisse comprendre le script à partir du spectacle, simplement parce que la causalité ne peut y être perçue. Au réel, qui est intériorité vécue et partagée, s’oppose le représenté, qui est extériorité spectaculaire et solitaire, comme la vie s’oppose à la mort.
Deux clefs sont importantes dans ce théâtre d’ombres de simulacres : atomisme et conformisme. D’une part, le spectacle est superficiel, divertissant et aliénant dans sa jouissance individuelle ; d’autre part, il incarne un rapport social structuré par l’axe producteur/consommateur. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images [16] »
Précisément, dans Sur la télévision (1996), Bourdieu analyse la violence symbolique qui imprègne le champ journalistique et « les locataires mal logés du territoire de l’approbation [17] ». D’une part, la télévision est dangereuse dans la mesure où elle détient un immense pouvoir de diversion (i.e., de production de faits divers) et de redirection de l’attention citoyenne.
D’autre part, les rapports entre culture et politique sont devenus nocifs : Bourdieu dénonce la déculturation (le conformisme destructeur) et la dépolitisation (la censure et l’autocensure des intervenants professionnels) ; il distingue idées reçues (médiatisables instantanément) et discours articulé (qui demande un long argumentaire et donc un autre format et un autre vecteur que les mass médias).
Pour sa part, dans L’individu qui vient… après le libéralisme (2011), Dany-Robert Dufour remarque que le fil directeur de Bourdieu est adéquat, mais que son argument n’est pas complet. Le néolibéralisme, en tant que programme de destruction des structures collectives (culture, associations citoyennes, syndicats, familles, État-nation, …), vise aussi (avant tout ?) l’intégrité psychique des individus.
La destruction du sujet autonome est double : le sujet critique (apte à l’exercice de la pensée) et le sujet névrotique (susceptible de culpabilité). Le « sujet » néolibéral est intrinsèquement acritique et psychotisant. Dufour fait reposer le programme « post-identitaire » sur les industries qui soutiennent et finalement tuent le fantasme : essentiellement l’industrie pornographique, l’industrie pharmaceutique, l’industrie chirurgicale de l’intime & l’industrie psychiatrique et asilaire.
L’usinage de la sexualité s’apparente à ce que Sironi appelle l’effraction psychique : l’objectif majeur des systèmes tortionnaires est de faire taire, de produire de la déculturation en détruisant psychiquement un individu.
En fait, nous ne sommes pas du tout en territoire inconnu. Lorsque Leo Löwenthal analyse la politique génocidaire nazie [18], il dévoile des prémisses identiques : la déstructuration que la « démocratie » fait subir à la vie communautaire correspond point pour point à celle qui est exigée par le « divin marché ».
D’où la conclusion qu’il annonce dès l’abord : la terreur fasciste est profondément enracinée dans l’esprit technoscientifique occidental, et plus particulièrement dans « le marché de concurrence pure et parfaite » voulu par Hayek.
Pour Löwenthal, comme pour Orwell quelques années plus tard, penser devient un crime stupide et scandaleux (cf. « crimethink » vs « crimestop ») ; pour survivre, les clones doivent se réfugier dans une stupeur protectrice, dans un coma moral (cf. « protective stupidity ») [19].
La question rebondit alors : comment la Terreur plonge-t-elle les clones dans la stupeur ? La réponse d’Orwell est bien connue : la pratique de la double pensée (« doublethink ») pousse chaque clone dans les rets de la psychose et permet au Parti de contrôler la réalité, ni plus ni moins.
Il lui faut savoir et ne pas savoir, être conscient de la vérité absolue de ses propos tout en l’élaborant à partir de mensonges complexes ; il doit pouvoir oublier ce qu’il est nécessaire d’oublier tout en ayant la faculté de s’en souvenir si besoin est… On quitte le domaine de la dissonance cognitive pour entrer de plain-pied dans la sphère de la psychose.
En comparaison, le remplacement du récit culturel de l’harmonisation de la solidarité et de l’individuation par le récit de la guerre des clones fait figure d’aimable plaisanterie névrotique. Ce n’est pas par hasard qu’Orwell parle de folie dirigée (« controlled insanity ») et de l’impératif de la torture comme moyen d’exercer le pouvoir politique.
Le 11-Septembre nous offre deux exemples complémentaires d’injonction psychotique. Premièrement, l’interprétation absurde de ce qui est visible : depuis les années cinquante, la grande majorité des Occidentaux connait la signature visuelle de la démolition contrôlée, qui est utilisée systématiquement dans les pays de grande obsolescence programmée ; on exige (sans exiger) qu’ils ignorent (sans le pouvoir vraiment) ce savoir empirique.
Deuxièmement, l’hallucination forcée de ce qui est invisible : alors que rien n’est discriminable dans la vidéo qui a été rendue publique, le citoyen est (et n’est pas) prié d’y découvrir le visage horrifié des passagers d’un Boeing en perdition [20].
Cela étant rappelé, le mécanisme de retournement qui est mis en œuvre par les employés aux écritures du système du mensonge spectaculaire [21] mérite qu’on s’y attarde. La double contrainte est la suivante : d’une part, toute action militante de gauche qui n’est pas répercutée par les médias n’a jamais eu lieu pour le citoyen lambda ; d’autre part, toute action répercutée par les médias aggravera, si c’est encore possible, l’image de ses concepteurs.
De la même manière que, dans une famille incestueuse, l’enfant est, à la fois, contraint de continuer à vivre avec, si pas pour, l’adulte pervers, il sait que chaque nouvelle interaction sera traumatique. Selon la profondeur, la durée, et la répétition des événements traumatiques, la victime adoptera une des stratégies de survie qui ont été bien documentées depuis que l’imposture freudienne est connue : sentiments de honte et de culpabilité, comportements à risque, comportements autodestructeurs, tels que l’automutilation, promiscuité sexuelle et tentatives de suicide, deviennent progressivement inévitables.
Dans un tel contexte, on peut se demander si ceux qui sombrent dans la schizophrénie ne s’en sortent finalement pas si mal.
De même, le militant ne peut que difficilement faire avancer ses idéaux sans accès aux mass médias ; et chaque accès aux médias dégrade son image. Et l’image est tout ; elle est devenue le capital principal au sens bourdieusien — ou, plutôt, le métacapital chapeautant tous les autres.
On se souvient des formes de capital définissant la position dans le champ social : le capital économique (revenus et patrimoine mobilier et immobilier), le capital culturel (ressources culturelles : habitus culturel, titres scolaires, possession de biens culturels), le capital social (réseau de relations), et le capital symbolique (titres, rituels, distinctions honorifiques) [22].
Celui qui peut choisir comment il sera représenté dans les médias détient les clefs économiques, culturelles, sociales et symboliques. En jouant sur les unes, il acquerra inévitablement les autres. Les arrivés optent pour l’invisibilité médiatique, tandis que les arrivistes cherchent à conquérir et à occuper l’espace médiatique, tout dépend du profil et des objectifs.
En conclusion, le militantisme de gauche est confronté à trois obstacles majeurs.
Premièrement, le contexte idéologique n’a jamais été aussi défavorable. Prétendre qu’il n’y a plus d’alternative (« TINA »), cela veut aussi dire qu’il n’y a plus de gauche, que le clivage gauche-droite est l’équivalent, en science économique, de la différence entre alchimie et chimie en science dure.
Les foules paupérisées ne se reconnaissent plus dans le militantisme, mais elles sont, par contre, très heureuses de s’entrevoir comme des riches en (im-)puissance, comme des « célébrités » qui ne demandent qu’à être découvertes. Pourquoi gâcher ce futur en crachant dans la soupe froide ? Les gauchistes n’ont produit, dans le meilleur des cas, qu’une pensée obsolète et, dans le pire, que des revendications incohérentes, inapplicables, et inadéquates.
Deuxièmement, dans une société du spectacle, toutes les informations transitent par les médias, et ceux-ci sont, dans leur grande majorité, à l’ordre. Le système médiatique choisit donc de relayer, ou pas, de commenter, ou pas, et, surtout, de donner implicitement la clef. En somme, la liberté d’expression est garantie tant qu’elle est totalement inefficace, voire qu’elle nuit au libre penseur.
Troisièmement, dans un tel système pervers, il n’est simplement pas possible de « répondre à l’insensé selon sa folie, afin qu’il ne s’imagine pas être sage [23] » : la raison a quitté la sphère publique. Il n’y a rien de moins médiatique que la raison ; il faut manipuler, sans état d’âme, le désir et l’émotion.
Le militant est peut-être encore plus handicapé par cette réalité que par les deux autres. Chercher à présenter honnêtement son point de vue, croire en la vérité, en la vertu, au bien commun, constituent autant de traits qui deviennent handicapants dès lors que le vrai est un moment du faux, et que le monde renversé est le monde réel. Les débats contradictoires s’avèrent inutiles ; lorsqu’ils sont apparemment programmés, ils sont aussitôt appropriés par la logique spectaculaire.
On touche ici au ressort fondamental de la terreur médiatique. S’absenter du paysage médiatique confirmerait la faillite idéologique de la gauche ; chercher à y paraître confirme sa déroute. Ce n’est donc pas une contradiction à laquelle nous avons à faire, mais à un paradoxe pour lequel aucune solution rationnelle ne semble possible.
Or, la seule réponse à un paradoxe est un contre-paradoxe : il faudrait communiquer de manière à pervertir ce système pervers. Prenons un exemple plus ou moins au hasard : créer un parti, faire campagne lorsque l’occasion se présente avec un vrai programme rationnel et positif (pas un tissu de négations) et appeler à l’abstention ou au vote nul. Impossible alors de perdre les élections !
La visibilité est un piège [24]. Voici le temps de la guérilla venu.
Michel Weber
Philosophe. Dernier ouvrage paru : Contre le totalitarisme transhumaniste : les enseignements philosophiques du sens commun, Limoges, FYP éditions, sept. 2018. Un échantillon de ses travaux est consultable ici : http://chromatika.academia.edu/MichelWeber. (La pratique de la philosophie et ses conséquences sociétales sont plus particulièrement traitées dans les articles de la rubrique « presse écrite »)