
Abby Martin interviewe le journaliste et auteur Max Blumenthal sur la situation actuelle en Palestine et l’occupation israélienne. Cet épisode évoque ce qu’il y a derrière la rébellion d’aujourd’hui, la domination croissante de l’idéologie d’extrême droite et ultra-raciste en Israël, les témoignages oculaires de l’après-guerre à Gaza et la peur du gouvernement israélien face à la résistance palestinienne.
Max Blumenthal est un journaliste primé et auteur de best-seller du New York Times. Il a écrit deux livres sur la Palestine, Goliath : vie et haine dans le Grand Israël, et il a dernièrement publié La guerre des 51 jours : ruine et résistance à Gaza.
Transcription :
Abby Martin : Aujourd’hui, je suis avec Max Blumenthal, journaliste d’investigation et analyste sur Israël et les luttes en Palestine. Il est l’auteur du livre Goliath (consacré à la vie en Israël), récompensé (par un Prix en 2014) et d’un exposé publié récemment sur la guerre de 51 jours (en 2014 à Gaza). Ses reportages de terrain à Gaza pendant et après l’opération Bordure protectrice ont documenté la réalité terrifiante des crimes de guerre israéliens.
J’ai voulu savoir ce qu’il avait découvert durant ses reportages de guerre et comment cela se rattache à l’insurrection actuelle en Palestine. Max, pouvez-vous expliquer ce qui se passe actuellement, et que les gens appellent une troisième Intifada ?
Max Blumenthal : Cela ne s’inscrit cadre pas avec ce qu’on considère comme une Intifada, à savoir un soulèvement national dirigé par des factions politiques. Ce que nous voyons est la rébellion complètement désorganisée d’une génération de jeunes qui ont grandi après les accords d’Oslo, qui ont établi les bases d’une solution à deux Etats et du processus de paix parrainé par les Etats-Unis.
Ils ont grandi dans cette réalité, une réalité de séparation, d’exclusion, ils ont été témoins de la destruction de la base palestinienne, de toutes les institutions de la vie palestinienne, surtout à Jérusalem-Est, tout cela a été complètement éradiqué. En Cisjordanie, il ne reste plus que l’infrastructure de l’Autorité Palestinienne et des ONGs et ils n’ont que très peu d’opportunités et d’espoir devant eux.
L’occupation s’est enracinée et resserrée, ils ont observé l’assaut de 51 jours dans la bande de Gaza, et ils se sont sentis impuissants. Ils ont vu le leadership palestinien de facto à Ramallah, l’Autorité palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas, coordonner la sécurité avec leur occupant, et retourner leurs forces palestiniennes contre eux, en menant des raids par exemple à l’Université de Beir Zeit.
Et cette génération a donc décidé d’agir d’elle-même. Cela se construit depuis longtemps mais maintenant que cette génération de Palestiniens est parvenue à un âge mature, ils s’en prennent à leurs occupants, ils sortent et manifestent dans les points de friction de l’occupation.
Par exemple, au checkpoint de Beit El à al-Bireh, à l’extérieur de Ramallah, il y a des manifestations régulières, ils jettent des pierres et des cocktails Molotov sur des soldats lourdement armés. Autour de Naplouse, qui est un haut lieu du terrorisme perpétré par les colons, et surtout à Hébron, où les colons, les colons les plus radicaux d’Israël-Palestine sont incrustés dans la vieille ville et terrorisent et traquent régulièrement les Palestiniens. Ils mènent des attaques, des attaques au couteau à l’intérieur de la ligne verte, ce qui constitue une action symbolique, et ce qu’ils font, c’est qu’ils adressent un message : « Tant qu’on sera occupés, vous paierez un prix, vous ne serez pas en sécurité et vous ne mènerez pas une vie normale. »
Comme l’a dit Netanyahou récemment, « Nous sommes destinés à vivre par l’épée. » Mais à Tel Aviv, à Haïfa, dans toutes les villes à l’intérieur d’Israël où vit la majorité de la population juive, ce sera comme si on était en Europe, ou, comme l’a dit Ehud Barak, ancien Premier ministre et ministre de la défense, « Nous serons une villa dans une jungle. »
Et lorsque de jeunes Palestiniens entrent dans la villa, armés des couteaux, de pierres, de tout ce qu’ils peuvent avoir, ils rappellent aux Israéliens ceci : « Vous savez, vous n’êtes pas une villa dans une jungle. Vous êtes la jungle dans notre villa. Vous êtes au Moyen-Orient, et vous ne pouvez pas simplement ériger un mur et prétendre que nous ne sommes pas là. »
Abby Martin : Pourquoi la mosquée Al-Aqsa est-elle centrale dans cette lutte politique ?
Max Blumenthal : Premièrement, Jérusalem a été séparée de la Cisjordanie et de Ramallah. Grâce aux accords d’Oslo... les accords d’Oslo ont fourni la base à un régime de séparation, qui s’est manifesté dans le mur de séparation qui sépare Jérusalem-Est occupée de la Cisjordanie. Les Israéliens ont entrepris de détruire toutes les institutions-clés palestiniennes à Jérusalem-Est, comme Orient House, qui était censé être le futur site du gouvernement palestinien qui gouvernerait depuis la capitale Jérusalem-Est. Tout cela a été déplacé de l’autre côté du mur, à Ramallah. Puis chacune des autres institutions s’est mise à s’effondrer. Il ne restait plus que la mosquée Al-Aqsa, symbole du nationalisme palestinien à Jérusalem.
Pour moi, il s’agit bien plus de lutte nationaliste palestinienne que de religion. Mais dans la société israélienne, dans la société juive israélienne, on a vu un développement dans lequel les nationalistes religieux sont montés en puissance. Ils réorientent vraiment la société vers une direction à dominante théocratique. Et pour eux, la mosquée Al-Aqsa est un symbole, car c’est le Mont du Temple, il y avait censément des temples juifs là-bas il y a 1300 ans.
Et ils visent à reconstruire le temple, en tant que symbole du remplacement d’Israël comme Etat dirigé par une loi civile par un Etat théocratique plus ouvertement juif, ce que j’appelerais JISIL [Daech juif], l’Etat Juif en Israel et au Levant. La Knesset, et beaucoup de ministres dans le gouvernement de Netanyahou sont des nationalistes religieux.
La pression exercée sur Al-Aqsa augmente, la pression sur Jérusalem augmente, et le conflit tel qu’il est prend une dimension religieuse et commence à ressembler à un clash des civilisations au lieu d’une lutte pour les droits et le territoire. La mosquée Al-Aqsa a presque été complètement encerclée par des colons israéliens, et ils ont accompli cela par la force brute, en expulsant les Palestiniens de leurs maisons et en les remplaçant par des nationalistes religieux.
Ils ont construit des tunnels sous la mosquée Al-Aqsa, qui de fait déstabilisent l’infrastructure et l’intégrité de la vieille ville de Jérusalem. Et maintenant, ils commencent à essayer d’empêcher les Palestiniens de prier à Al-Aqsa pour la première fois, pour que des extrémistes religieux juifs puissent monter sur l’esplanade et conduire leur propre genre de prières et donc toutes ces perturbations déstablisent Jérusalem.
Et vous avez 300 000 Palestiniens à Jérusalem, vivant sous occupation, sous une pression constante des colons, ils vivent parmi les éléments les plus extrêmes de la société israélienne qui sont armés. Eux-mêmes ne sont pas armés. La jeunesse a été traumatisée par cet environnement, et ils se révoltent, et le point de friction est la mosquée Al-Aqsa. Et souvenez-vous que la mosquée Al-Aqsa est l’endroit où la Seconde Intifada a commencé, lorsqu’Ariel Sharon y est monté entouré de forces de sécurité, et cela a mené à un véritable bain de sang.
[Documentaire] Cette journée a encore été sans répit pour les médecins ici, alors que les victimes continuent à arriver en masse. Tragiquement, un grand nombre d’entre eux sont des enfants. Niema a seulement 2 ans et demi. Elle a été touchée par l’attaque de missile d’un F-16. Son nez est cassé et son crâne fracturé. Elle n’a pas dit un seul mot. « On dormait. Notre maison s’est complètement effondrée sur nous. » Les médecins de l’hôpital n’ont pas pu sauver Shahed.
Abby Martin : Le siège de Gaza joue sans aucun doute un rôle dans la colère partout en Palestine. Max, vous étiez sur le terrain, et votre livre a souligné avec des détails terrifiants ce que vous avez vu. Pouvez-vous nous décrire la dévastation qui s’est tenue durant la guerre de 51 jours en 2014.
Max Blumenthal : Après être entré à Gaza, je suis immédiatement allé à Shuja’iya. Ce n’est pas vraiment un quartier, c’est plutôt une ville entière, une ville à l’Est de Gaza qui a été rayée de la carte par l’artillerie israélienne, et en fait plus ou moins par tous les modes de destruction à la disposition des Israéliens. Chaque maison dans laquelle je suis allé... Ce n’étaient pas vraiment des maisons, plutôt des ruines de maisons.
J’ai parlé à des femmes âgées et à des familles entières qui m’ont relaté l’exécution sommaire de membres de leurs familles sous leurs yeux, j’ai interviewé des personnels médicaux qui ont trouvé une femme de 80 ans dans un poulailler – elle s’y était terrée pendant 8 jours, se nourrissant d’aliments pour volaille –, qui ont trouvé des corps de familles palestiniennes entières sous les décombres, et se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas les retirer car leurs membres se déchireraient. Ils ont dû amener des bulldozers pour enterrer les corps dans des fosses communes.
J’ai interviewé la famille Rijela qui a du fuir des tanks en abandonnant leur fille gravement handicapée sur la route dans sa chaise roulante, et l’ont retrouvée une semaine plus tard criblée de balles dans sa chaise roulante. Voilà le genre d’histoires que j’ai entendu jour après jour, vraiment partout où je suis allé. Je parcourais un véritable film d’horreur. Et telle fut l’expérience du peuple palestinien à Gaza pendant 51 jours. C’était comme suite au film (d’horreur) Saw.
Comment faire face à tout ça psychologiquement ? C’est la question que nous devons poser maintenant parce que la situation humanitaire est pire que jamais dans l’Histoire. L’UNRWA a prédit que Gaza serait invivable en 2020. Et c’est déjà invivable. Les gens y sont piégés, la majorité ne peut pas partir. Et qui sont les 300 000 juifs israéliens qui ont participé à cette opération ?
Que pensent-ils ? Netanyahou a été réélu, à la surprise de beaucoup d’Américains, après l’opération Bordure protectrice. Il faut avoir une mentalité d’extrême droite très éliminationniste pour justifier ce massacre,et Netanyahou a été capable d’y répondre. La violence démesurée dont j’ai été témoin n’était que le début du cauchemar qui se poursuit jusqu’à présent.
De 72 à 80% des résidents de la bande de Gaza sont des réfugiés,si bien que c’est un entrepôt pour humains excédentaires, et on voit pour la première fois, par exemple, une vague de suicides d’enfants.
J’ai interviewé le père de Salam Chemali, qui a été tué en direct. Il était à la recherche de son cousin blessé, et il a été tué.
[Documentaire] « O Dieu, ô Dieu. J’atteste qu’il n’y a d’autre Dieu que Dieu. O mon Dieu ! »
Max Blumenthal : Cela a été rapporté dans les médias internationaux, et la famille a été vraiment affectée de le découvrir, vous savez. « Notre fils a été tué et nous l’avons su parce qu’on a reçu la vidéo par e-mail ce matin, et nous n’avons su que c’était lui que parce que nous avons reconnu sa voix et ses cris. » Le père de Salam m’a dit que ses autres fils et enfants font des ’amanat’, un terme unique qui n’a pas vraiment d’équivalent en anglais, mais cela désigne les derniers vœux du mourant.
La violence infligée aux Palestiniens est bien sûr physique, mais elle a également une composante psychologique. Les Israéliens ont menacé de bombarder l’hôpital principal, l’hôpital Al-Najah à Rafah, et tout le monde a dû en sortir précipitamment, des blessés, des gens qui avaient perdu des membres, ainsi que l’ensemble du personnel médical, et le seul endroit restant était l’hôpital koweïtien, qui n’est qu’une clinique de gynécologie-obstétrique de 20 lits au centre de la ville, complètement sous-équipée face à ce genre de désastres. Et le docteur que j’y ai rencontré, Samir Homs, m’a dit qu’il s’occupait d’amputés à même le sol et que les cadavres de son propre personnel médical étaient apportés.
Le carnage était tel qu’il a dû faire apporter des bacs à glace depuis des commerces locaux pour entreposer les corps de nourrissons. Et cette image qui a été largement diffusée de 4 bébés dans des linceuls blancs entreposés dans un bac à glace est selon moi emblématique. C’est l’image qui distille toute la sensibilité de la société israélienne à ce moment, et à quel point les vies palestiniennes n’ont aucune valeur pour eux.